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COLLOQUE DE L’ARDOISE PIVOTANTE

 HISTOIRE DES COMPTES FAMILIAUX

             9 - 10 MARS 2020 - LIÈGE

Intervention de Pierre Michard:

​

Pourquoi les psychanalystes, les sociologues et les anthropologues

ne lisent-ils pas Boszormenyi-Nagy?

 

Le plus opaque, le plus caché, le plus clandestin dans les relations parents-enfants, ce sont les comptes relationnels, qui soutient qui ? Qui donne le plus, les adultes ou les enfants? 

La parentification, notion datant  des années 60, des premiers pas  des thérapies familiales ouvre ces questions. 

Je vais prendre le fil de la parentification pour pointer que le succès du concept est inversement proportionnel à  sa compréhension en tant qu’outil thérapeutique…… 

il y a là un indice d'une difficulté à se maintenir à la hauteur de l’invention de Boszormenyi-Nagy.

Je propose un détour par des incursions chez des philosophes, des systémiciens, des psychanalystes  pour un retour à Boszormenyi-Nagy, à la cohérence et à la maturité de l’oeuvre.

 

Les professionnels de l'enfance de toutes références utilisent la notion dans leur clinique quotidienne. 

 

J'intervenais la semaine passée dans un centre  d'éducation en milieu ouvert.  

L’équipe effectuait un « repérage » de la parentification, les génogrammes portaient  la mention: parentification +  parentification+++. 

Ces repères autorisaient une forte empathie envers le jeune à l’enfance « volée » et une stigmatisation des parents « affamés » des contributions de leur progéniture.

 

Un bouquet d'articles scientifiques (psychanalytiques ou systémiques) vont dans le même sens, ils illustrent le concept (ils en attribuent l’origine à Boszormenyi-Nagy). 

Mais dans cette littérature scientifique, très éclectique, on constate un grand foisonnement de descriptions, une variété de diagnostics sur le fonctionnement familial, une intelligence, une richesse sur l’étiologie de la parentification et des énoncés divers sur les conséquences en termes de dégâts, de séquelles.

 

Cette multitude d’observations cliniques contrastent avec une pauvreté d’informations sur les modalités et les implications thérapeutiques, on entrevoit rarement, les outils et leviers thérapeutiques. La prise en charge de l’enfant qui prend en charge ses parents reste peu ou pas  explorée.

 

Le lecteur de ces publications scientifiques est mis dans une position de témoin, de surplomb aux  familles, il est dirigé, malgré lui, vers une identification, un apitoiement envers l’enfant parentifié « dérobé à la vie », entrain de  perdre son enfance trop vite et une contre-identification, une distance accusatrice vis-à-vis des  parents……parents qui se « tapent la honte »;                               

 

 

                               Tout se passe :

Un peu comme si une dénonciation publique à l’aide d’un texte, d’un article  était déjà une étape thérapeutique. L’enfant ne doit pas « apprendre le déplaisir de vivre par la responsabilité précoce » (Alberto Eiguer)

 

Un peu comme si identifier la parentification, la repérer, la dénoncer suffisaient magiquement déjà  à l’interrompre. Les professionnels de l'enfance devenant des lanceurs d’alertes pour sauver l’enfant parentifié. 

 

Un peu comme si l’éradiquer était un objectif thérapeutique.

 

Que faire avec cette parentification des enfants fréquemment observée, souvent déplorée et commentée par les professionnels de l’enfance, voire même par les juges? Que faire de l’enfant parentifié que Boszormenyi-Nagy nous a laissé? Comment se positionner en tant qu'adulte  face à cet enfant apportant  qui rivalise avec nos prises de responsabilité?

 

Boszormenyi-Nagy avance que la parentification est la spécificité et l'originalité de la parentalité humaine par contraste aux autres mammifères. L’option n’est pas sans conséquences, elle signifie une réversibilité essentielle dans le lien, une réciprocité  de soins, une mutualité de prévenances, d’égards, inhérente aux rapports parents-enfants humains voire même à une guerre du don? Qui donne le plus à qui?  Qui donne, dans quelle mesure, le parent ou l’enfant? Qui donne trop? Qui refuse de recevoir?

 

 

Je voudrais affirmer aujourd'hui que : 

La parentification « mine de rien » ouvre toute une séries d’interrogations anthropologiques  d'une considérable importance, elles bousculent nombre de postulats sur l’enfant, elles percutent  nos représentations qui infiltrent nos pratiques dans différents champs des sciences de l’enfance.

 

 

La parentification implique que l’enfant devienne un sujet capable de dons, « un égal paradoxal de l’adulte », un adulte qui devient embarrassé de recevoir de l’enfant.

 

L’option de l’enfant apportant pénètre dans l’orbite de la planète du don. Le paradigme du don est le refoulé des sciences humaines, elles ignorent le don  trop souvent réduit à une illusion ou à des mobiles cachés.  

Les sciences humaines préfèrent la stratégie, le calcul de l’intérêt pour soi et négligent le geste pour l’autre. Il a fallu tout le travail d'explicitation et de généralisation de l’oeuvre de  Marcel Mauss entreprise dans le cadre du MAUSS pour faire du don une référence théorique digne de recherches……mais en oubliant la figure de l'enfant qui donne.

 

Trop souvent l’enfant apportant engagé est effacé des théories et des pratiques, il est peu reconnu, ni crédité dans ses gestes de soins envers les adultes ses parents.

Les engagements, les prises de responsabilité de l’enfant  sont « expliqués », dilués dans divers mobiles, interprétés par une multitude de causes. 

Les engagements de l'enfant sont sans mérite.

Ils ne constituent pas ou rarement une ressource sur laquelle il peut s’appuyer, un bénéfice pour lui-même et ses proches.

Je me suis  accroché à ces remarques  en relisant quelques textes, moins pour les critiquer que pour rendre sensible à quel point l’invention de Boszormenyi-Nagy peut nous échapper. Il y a là une caractéristique de l'approche contextuelle.  Boszormenyi-Nagy reste un « inconnu célèbre », les notions qu'il a inventées dans le champ psychothérapie sont connues mais détournées, déracinées du socle théorique dans lequel elles sont nées, elles se vident  de leur sens.

 

Ma conviction est que théoriciens philosophes, anthropologues, psys de toutes références butent sur les mêmes obstacles épistémologiques. Ils ont les mêmes préjugés pour  « penser », « prendre en compte », « intégrer » théoriquement l'enfant sujet apportant.  

 

Une telle résistance au sein de théories très diverses fait écho à la négligence et à l’oubli de la reconnaissance de l’enfant engagé au sein des familles et dans nos institutions de l’enfance; « philosophes, parents, professionnels, nous  ne supportons pas un enfant qui donne ». 

 

Je vous invite à une première enquête pour vérifier cette proposition ,  je vous invite à une excursion courte chez les philosophes contemporains. Que savent-ils et que peuvent-ils nous apprendre du rapport parent-enfant?

 

Hans Jonas insiste dans  son œuvre sur le principe de responsabilité et les obligations à l’égard des futures générations. 

 

La parentalité est pour lui «l’archétype de tout agir responsable»,  le paradigme même de la responsabilité non réciproque : 

 

« Il existe un cas de responsabilité et d’obligation élémentaire non réciproque (qui émeut profondément le simple spectateur) qui est reconnue et pratiquée spontanément : celle à l’égard des enfants qu’on a engendrés et qui, sans la continuation de l’engendrement par la prévision et la sollicitude, devraient périr. » 

 

Il en est de même pour Emmanuel Levinas, « la maternité est responsabilité pour l’autre ». Elle est le modèle d’une « responsabilité asymétrique sans compter». 

La mère est un sujet capable de dire « me voici devant le visage de l’enfant en détresse ». 

Elle donne priorité à l’enfant sur elle-même.

 Elle ne se dérobe pas à «l’élection» qu’impose la fragilité de l’enfant sans attendre la réciproque.... ». 

Le sujet, chez Levinas, est voué à l’autre, « plus il répond du proche, plus il se sent encore plus responsable ».
L’enfant est exclu d’une telle responsabilité pour laisser le monopole du don à l’adulte.
Levinas récuse toute attente responsable d’un retour; nous verrons que la responsabilité de donner aux plus jeunes ne peut se substituer à la responsabilité parentale d’oser recevoir de l’enfant.

 

Francois Ahané ne théorise qu’un seul flux dans le seul sens des parents vers le nourrisson « pendant plusieurs années il n'y a pas, ou pratiquement pas de flux de ressources en l'autre sens de l'enfant vers l’adulte ». 

 

Ces philosophes (méritants par ailleurs) sont comme les nombreux parents rencontrés dans  nos entretiens: « On fait tout pour lui on ne lui demande rien», «sa vie c'est ma vie». 

Le monopole du don est pour l’adulte. L’enfant fragile, vu son état de détresse est inapte au don, il est cible d’un recevoir vital. Il est supposé recevoir de bon cœur sans refus. Ces parents sont tous influencés par Sénèque qui énonce :« Qui a fait un don pour recevoir en retour n'a pas fait un don ».

De tels parents seraient comme le soleil, comme Dieu, ils ne demandent rien et donnent sans  attendre un retour, avec une hantise du retour qui mette en dette l’enfant. 

Pour qu’il y ait don, il faut que le récepteur « ne rende pas, n’amortisse pas, ne rembourse pas, n’entre pas dans le contrat, n’ait jamais contracté de dette »  (…) et le parent comme Derrida s’endette de mettre l’enfant en dette.

 

Donc chez les philosophes aucun enfant capable de don, de réciprocité.

 

 

Visitons  l’apport des  thérapies systémiques, sous l'angle de l’enfant qui donne. A-t-il une  de place dans le corpus théorique ?

 

J’ose dire que le lecteur  se heurte à des formules alambiquées, des contorsions dans le vocabulaire pour définir la parentification avec une objectivité, une prétention scientifique……. qui bascule dans une accusation des parents.

Si je le dis autrement: la recherche de la complexité éradique la part engagée de l'enfant aux soins des plus grands, le « savoir » fait perdre de la profondeur humaine  et évince l’éthique relationnelle.

 

Ecoutons, pour l’exemple, des théoriciens de l’approche systémique:

« La parentification renvoie à une inversion des rôles entre les parents et les enfants qui conduit l'enfant à prendre soin du parent sur un plan émotionnel ou instrumental » ;  

« elle opère pour les enfants un saut générationnel », « une dissolution des frontières »;

« La parentification se  présente comme un ensemble de phénomènes », qui bousculent les frontières », 

 

« il y a attribution d'un rôle parental à l’enfant, un rôle de soignant »;

 

«processus relationnel interne à la vie familiale, processus qui amène un enfant à s'approprier des rôles souvent au-dessus de ses compétences.

 

La parentification est dite « imposée par le système de parents immatures »  qui transforme l'enfant en « aide-soignant, au mépris de sa souffrance ». Ils « l’utilisent » de manière inappropriée, le « manipulent » avec des demandes régressives. 

 

 

lorsque l'enfant est décrit comme actif,

 

il ne faut ne pas « se laisser berner par l'aspect altruiste », « identifier les véritables mobiles, les bénéfices dissimulés  ». La parentification est une manière d’annexer un parent peu ou pas disponible. Elle est l’exercice d’un pouvoir, pouvoir du faible, prise de pouvoir sur le lien, par hantise de perdre ce parent fragile. La sollicitude de l’enfant envers l’adulte lui apporte sécurité.

 

« Le sacrifie » au fonctionnement familial est coûteux, peine perdue,  pas question de  le valoriser aux yeux des parents, pas question de remercier l’enfant, pas question de réfléchir, un instant, sur la question qu’est ce qu’on gagne en donnant…... 

Donc, Il faut dénoncer la « dimension autosacrificielle », le dévouement toujours excessif de l’enfant, modifier et changer l'équilibre de la famille, « remettre l’enfant à sa juste place », « remettre à sa place l’enfant dans le système fratrie » et lui dire  « qu’il arrête de se mêler de la vie de ses parents » (Selvini).

 

De telles formulations grippent-elles l’apport de Boszormenyi-Nagy?

 

Quel est l’écueil, le frein qui rendent  impossible d’envisager, même théoriquement, les ressources relationnelles de l’enfant qui donne? Est-ce par « lucidité scientifique » que les théoriciens ne  pensent que par « des processus », « de  l’assignation », « de l'attribution de rôles », « des effets de mécanismes de système » ou de « l'aliénation aux pouvoir des parents »? 

 

La parentification, le système sont  personnifiés, la parentification devient l’agent, un mécanisme qui veut, pousse à …….  (l’inversion de rôle). L’ enfant est « dépersonnalisé », il n'a aucune « présence » et chance d'avoir une caution théorique. Il est effacé, il est le jouet objet du système, il est un enfant sans mérite ni merci pour ses gestes. Un système ne reconnait rien, ne dit jamais merci.

 

 

Quel est l'enjeu d’une telle réserve qui exclut l’enfant d’être un auteur de ses gestes de dons? 

Quel est le parti pris pour évincer toutes références à un altruisme infantile, à une gratitude précoce, à un souci de mutualité, à un souci de  justice relationnelle? 

La volonté de  lucidité scientifique empêche-t-elle la foi dans un enfant sujet capable de dons et de répliques? Dans l’approche systémique l'enfant est à proprement parler parentifié passivement, il n'a pas le statut de sujet apportant ou méritant.

 

 

Voyageons dans le vaste continent de la psychanalyse; l’enfant qui donne a-t-il une place? Reste-il un inconnu, un clandestin dans le corpus théorique ?  Est-il considéré avec de la bienveillance voire avec de la compétence?

 

Nous nous retrouvons devant trois directions, trois pôles:

 

Un premier qui identifie une « pulsion précoce à donner »,pulsion à la recherche d’une cible en détresse pour s’exercer;

 

Un deuxième qui, par l’observation du nourrisson et de sa mère, identifie l’amorce d’un sujet enfant capable d’un retour, d’un contre don au don inauguré par la mère.

 

Un dernier pôle met en évidence une compétence des enfants à s’engager  avant toute dette, face à la détresse des adultes ou à l’absence d’investissement parental. 

 

Le premier pôle est illustré par Ernest Jones, le psychanalyste gallois affirme l’existence de ce qu’il nomme une « pulsion parentale ». 

Cette «pulsion parentale, de type maternel », anime précocement l’enfant bien avant la pulsion sexuelle: « par un désir de soigner, caresser et s’occuper des parents aimés, l’enfant affectionnant l’illusion qu’ils sont ses propres enfants ». 

 

La pulsion inspire un fantasme de renversement de générations, « ces enfants tiennent leurs parents pour des enfants. Ils s’imaginent être le vrai parent des parents » autrement dit un grand-parent».

 

« La pulsion parentale »  se repère tardivement dans la cure des anciens enfants parentifiés devenus des adultes, elle fait  retour dans l'expérience analytique à partir de régressions très profondes ou par une mégalomanie,  une toute-puissance infantiles, un  voeu permanent de résoudre, d’aider, de consoler, y compris le psychanalyste lui-même.

« Les scénarios  de sauvetage de leurs proches sont prédominants », les proches sont entourés maternellement, « comme des  objet à réparer ».

 

Les théoriciens sont pris dans des embarras inextricables pour « expliquer » la tendance des enfants à soigner.

Est-elle vraiment innée ?

Les enfants ont-ils un « besoin irrépressible de donner », une « tendance compulsive à soigner » en « introjectant le besoin et/ou le malheur du parent en « s’appropriant la fonction parentale ». 

Sont-ils façonnés par leurs parents pour être semblables à un grand-parent consolateur », dans une «identification forcée»?

Sont-ils « captés  par les attentes parentales »,  « submergés par la détresse des parents » ou encore «victimes du terrorisme de la souffrance des parents »? 

 

Insistons. Les théoriciens de la systémique et d’une psychanalyse dans  le sillage d’Ernest Jones sont du même côté. La parentification est « une stratégie relationnelle coûteuse » (Cyrulnick) pour l’enfant, la seule manière d’exister est d’annuler ses propres besoins et désirs.


Ces théoriciens ne mettent jamais en exergue les mises, les avances de l’enfant qui pourraient être reconnues comme  méritantes, des occasions de fierté ou d’un gain de hauteur humaine.

Les engagements sont estompés par des  « processus sans sujet », des « identifications forcées » ou une force pulsionnelle indéterminée. L'enfant n'a pas le droit d'occuper une place du donateur, il est victime d'une répression théorique sévère.

 

 

Osons des questions:

 

Ces théoriciens thérapeutes officiels capables d’engagements forts sont-ils envieux de l’enfant thérapeute clandestin? 

Sont-ils en rivalité sur les protocoles et objectifs de soins, les thérapeutes patentés voulant « guérir » un enfant qui lui, souhaite « guérir » ses parents?

 

Quel type « d’ancien enfant parentifié » siège dans la mémoire de ces adultes devenus des théoriciens? 

Ont-t-ils une colère envers l'enfant parentifié qu’ils ont été, qui s’est engagé dans une aide au dessus de ses forces? 

Ont-ils une culpabilité de ne pas avoir été des enfants suffisamment bons pour éponger les tourments parentaux?

Est-ce le chagrin de l’enfant parentifié, blâmé et non reconnu qu’ils furent jadis, qui fait dénier le moindre mérite aux gestes de l’enfant apportant? 

 

Toute obsession théorique (sur l’enfance) a des racines biographiques. L'enfant parentifié que nous avons été, (reconnu-ignoré-blâmé pour ses contributions) organise notre point de vue et nos rapports avec l’enfant apportant.

 

 

 

 

À partir d’observations et  d’intuitions cliniques, d’autres psychanalystes  franchissent timidement une étape nouvelle essentielle. 

 

Ils produisent des « mythologies  théoriques » sur le lien interpersonnel du nourrisson avec sa mère.

«Ces fictions théoriques » mettent en avant une boucle d’échange, une oscillation précoce du donner, recevoir, rendre et demander entre la mère et l’enfant. L’enfant devient sujet capable de recevoir, de rendre, et de refuser. Dans ces fictions théoriques, il y a comme l’émergence, l’amorce de l’éthique  relationnelle.

 

 

Que veut le sein? 

 

Souhaite-t-il quelque chose comme un retour du bébé? 

 

Ou, est-ce le bébé qui fait un contre-don en plongeant son doigt dans la bouche de sa mère après une tétée? Tente-t-il de la nourrir pour (re)donner ou pour la conserver? ( Winnicott). L’enfant veut-il donner plutôt que recevoir?

 

Faut-il y voir un échange mutuel « vrai » entre le nourrisson soulageant le sein gonflé de lait et sa mère? 

(La demande de l’enfant est réponse à l’offre des parents, l’offre de l’enfant invente le parent comme donateur). (Aulagnier)


Tête-t-il, ce nourrisson demandeur, pour se nourrir, soulager la mère ou pour lui donner l’occasion de donner?

 

Y a-t-il un moment «d’ignorance primaire de la dette »? 

Le bébé pleure-t-il parce qu'il est en crise de « redevabilité», ne se sentant pas en mesure de rendre au niveau du don maternel?

 

Le même bébé, incapable d’un retour, serait-il envahi par une « envie destructrice » d’un sein trop généreux qu’il endommage pour annuler sa valeur et son omnipotence?(Melanie Klein)

 

 Winnicott s’interroge: «un bébé peut-il avoir l'intuition de ce que sa mère lui donne, à partir de quand peut-il se sentir en dette » ……et cesser de prendre sa mère pour un trésor inépuisable?

 

On est en présence de toute une gamme des figures de l’échange, de la tension dysharmonique du don que l’on rencontre dans l’oeuvre de Mauss et

que l’on retrouve chez Boszormenyi-Nagy non pas comme mythe de l’origine du cycle du don……. mais comme mouvements des rapports présents au sein de la famille. 

Boszormenyi-Nagy s'intéresse « au point de vue des acteurs eux-mêmes » dans le mouvement de la balance du  donner, recevoir, rendre et demander.

A coté de cette dynamique d’échanges inaugurée grâce à l’oblativité maternelle, d’autres psychanalystes (Winnicott, André Green) franchissent un cran supplémentaire:
Ils repèrent chez l’enfant très jeune une compétence à être attentif, à être concerné, impliqué, à éprouver une responsabilité étayée sur une évaluation réaliste des besoins des parents. L’enfant a l’initiative de l’engagement, il donne avant d’avoir reçu, avant toute dette.


L’enfant est d’une « d’une lucidité précoce sur la vulnérabilité de ceux qui l’entourent », 

« Il s’échine à réparer les blessures des proches ». 

« Il s’offre en rempart aux maux, s’engage dans la résolution des problèmes familiaux, dans le soin au couple parental ».

« Thérapeute précoce », « Psychiatre des parents » ,« avec une « capacité à prendre en charge la souffrance d’autrui ».

 

Il se dévoue à pallier « les carences, l’absence d’investissement maternel ». Avec de l’indulgence, l’enfant aide le parent à être « suffisamment bon », le répare indéfiniment. Il « réanime la « mère  morte », veille à guérir son incompétence à l’élever, il essaie de l’intéresser, de la distraire, de lui rendre un goût à la vie; 

 

« Ma mère sous l’arbre pleure, pleure, pleure. C’est ainsi que je l’ai connue, un jour, étendu sur ses genoux, comme aujourd’hui sur l’arbre mort. J’ai appris à la faire sourire, à arrêter ses larmes, à abolir sa culpabilité, à guérir sa mort intérieure. La ranimer me faisait vivre. »

 

On a dans ce poème sous l’arbre (autobiographique) de Winnicott tout le vécu de la parentification: l’enfant est le créancier, il arrête de se vivre moins fort et moins compétent que l’adulte, l’adulte débiteur se sait  fragile, osera-t-il recevoir la bienveillance enfantine? 

Une culpabilité envahit l'enfant si il ne réussit pas à rendre ses parents suffisamment bons et compétents.

 

Les enfants donnent, affirme enfin la psychanalyse ! Ils passent leur vie à porter le réverbère sur lequel ils s’appuient, continue Winnicott. Plus pertinent que Levinas, le psychanalyste anglais ajoute la responsabilité de recevoir qui revient aux adultes : « Si l’adulte pense aider en donnant, sans comprendre qu’être là pour recevoir est d’une importance primordiale, c’est un signe certain de son incompréhension des petits-enfants ». 

 

Psychanalystes et consultants contextuels se rejoignent, ils décrivent dans des termes étrangement proches le profil de l’enfant parentifié et son rapport aux siens. 

 

Ecoutons Boszormenyi-Nagy

 

«En trente-sept ans de thérapie familiale la chose la plus importante que j’ai apprise, c’est la capacité des très jeunes enfants d’aider et de prendre soin des parents ».

« L'enfant a droit au chaos dont il est issu », il a droit à son engagement dans son  contexte d’adultes en détresse. Il est le « premier tribunal de l’Humanité », il tente de réparer le monde  qui a été injuste pour les siens, il se sait seul pôle de fiabilité pour ses parents. Le mérite à donner constitue une trame de son être.

 

« Chacun de nous a, continue Boszormenyi-Nagy, grandi avec une certaine mesure d'injustice qui vient du fait que nous voulions donner plus que nous pouvons par rapport à notre âge ».

 

Quel est le pas franchi par l’inventeur de la parentification?

Quels sont les tranchants, la nouveauté du modèle contextuel?

 

Les psychanalystes écoutent un enfant rétrospectivement reconstruit à partir de la cure où l’adulte se fait le porte voix « après coup » de ce qui était invisible et muet lorsqu’il était enfant.

Le consultant contextuel ouvre un dialogue dont l’un des buts est de faire surgir, de dire, de témoigner et d’inviter à reconnaitre la contribution infantile telle qu’elle se déploie, se manifeste dans la vie familiale actuelle.

 

Il y a là, l’extraordinaire nouveauté et banalité de l'approche contextuelle. 

Le consultant contextuel s’emploie, se mobilise  précisément à cette tâche

 

  • D’aider l’enfant à aider ses parents, à ne pas l’abandonner, à ne pas le laisser seul sans approbation de ses gestes; 

  • D’aider les parents afin qu’ils valident, qu’ils portent « crédit » aux soins et aux contributions engagés par l’enfant. 

 

Sans cette attestation, cette confirmation « d’un soi capable de gestes»  

l’enfant se vit comme superflu, insignifiant, dans une impuissance à s'estimer lui-même qui l’incite à donner à fond perdu pour enfin être reconnu. 

 

Noyau dur de l'approche contextuelle, le travail autour de la parentification ne vise pas 

- une compréhension du fonctionnement global de la famille;

- une connaissance, un savoir, une lecture de la famille.

- une recherche d’une explicitation ou d’une interprétation à formuler à la famille. 

Le noyau dur invite en priorité à un travail de paroles, travail  de reconnaissance de la mutualité des dons ou du déficit de réciprocité envers un enfant qui méconnaît sa « légitimité », sa « grandeur » et dont on ignore la « hauteur humaine». 

 

La priorité est d’énoncer une question dans « l’entre deux » des partenaires d'une famille. Boszormenyi-Nagy est le génie de la question:

 

- « Est-ce que ça aide ton parent de te voir comme une personne capable de lui donner, de l’aider »? 

 

 - « Est-ce que tu peux mieux aider ton parent lorsqu'il ne s’en rend pas compte »?

 

- « Qu'est-ce que dit ou fait ton parent quand tu l’aides?  Est-ce que je lui demande ou tu veux ajouter quelque chose maintenant »?

 

- « Vous est-il possible d'accepter l’aide, le soutien de votre enfant lorsque vous êtes en difficulté? Pouvez-vous formuler un exemple »?

 

- « Quelle est la souffrance pour laquelle votre enfant tente de vous venir en aide »?

 

- « Qu'est-ce que tu fais, qu'est-ce que tu voudrais faire lorsque tes parents…. sont tristes, en conflits »?

 

- « Lorsque tu t'approches de ton parent pour tenter de le soutenir, est-ce qu'il accepte? Qu'est-ce qu'il te dit ou fait? Peux-tu te le rappeler et expliquer par un exemple »?

 

- « Quand votre petit enfant vous tend un dessin, croyez-vous qu'il veut quelque chose pour lui ou qu'il veut donner quelque chose? Je me pose la question en tant que consultant, je vous la pose à vous-même, est-ce qu'il n'essaie pas de vous apporter quelque chose » ?

 

- « Vous est-il plus facile de donner que de recevoir dans la relation à votre enfant? Est-ce en donnant ou en recevant que vous pourriez améliorer quelque chose dans la relation à votre enfant »?

 

Pour Boszormenyi-Nagy, l’étape vers la déparentification « consiste à aider les parents à reconnaître les contributions de l’enfant »; «Il y a là un but plus réaliste que celui de rendre matures les adultes ou de modifier leur contexte de vie ». 

 

« La reconnaissance de la contribution, la reconnaissance du mérite de l’enfant permet de diminuer la parentification ».

 

« Quand on essaie de faire reconnaître au parent que son enfant donne... on aide le parent plus que l’enfant », « il y a davantage de mérite à acquérir dans l’acceptation et la reconnaissance du reçu que dans le don lui-même ». 

La reconnaissance de la parentification soulage l’enfant de sa dette envers ses parents; ceux-ci peuvent alors acquérir une étoffe humaine supplémentaire.

​

Je voudrais m’arrêter là; j'ai conscience d’avoir usé des mots mérite et légitimité; ils sont  des concepts majeurs de l'approche contextuelle; ils répondent à une double interrogation: « qu'est-ce qu'on gagne en donnant », qu’est-que l’énergie qui se dégage du cycle du donner - recevoir? Quelle est la force qui se dégage de la tension dysharmonique du don?

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